lundi 18 juin 2012

Le chant des pistes

Étrange parcours que celui de Bruce Chatwin. Né en Angleterre en 1940, il devient au début des années 1960 expert en art chez Sotheby’s, salle de ventes mondialement connue. Des problèmes de vue interrompent sa carrière et après avoir hésité à reprendre des études en archéologie, il se met à voyager. De ses périples vont naître des récits de voyages empreints d’ethnologie et d’humanisme.
Le Chant des pistes nous entraîne à la rencontre des aborigènes d’Australie et de la tradition des walkabout. Il arrive à ceux-ci de partir un jour, de traverser la moitié de l’Australie à pied, puis de revenir à leur point de départ, presque comme si de rien n’était. Le plus étonnant étant qu’ils parcourent sans aucune carte des contrées à moitié désertiques, et qu’il ne se perdent pas. C’est parce qu’ils suivent des itinéraires chantés.
Pour comprendre ces songlines, il faut tout d’abord connaître les bases de la mythologie aborigène, qui parle « d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence ». Chaque aborigène possède un être totémique (souvent un animal, réel ou mythologique) déterminé par son lieu de naissance ou révélé à ses parents en rêve. Ainsi, lors de leurs walkabout, les aborigènes partent sur les traces de leurs ancêtres, et en chantant leur terre, ils participent ainsi à l’immanence de l’univers.
L’itinéraire s’apprend jeune, auprès de sa mère qui peut le dessiner en faisant des pointillés dans le sable (chaque point représentant un pas) puis en l’effaçant, car il possède un caractère sacré. C’est lors de cérémonies appelées corroborees que sont réalisés les véritables dessins qui représente à la fois l’être totémique et l’itinéraire. En outre, chaque aborigène se doit de posséder un tjuiringa, « plaque de forme ovale à ses extrémités, faite de pierre ou de bois de mulga, et gravée de figurations représentant les voyages de l’ancêtre du Temps du Rêve de son propriétaire ». Un homme qui n’a jamais vu son tjuringa est considéré comme un homme perdu.
Ces mystérieuses pistes, Bruce Chatwin les suit en compagnie d’Arkady, blanc australien passionné par la culture aborigène. Ce dernier les étudie pour aider à la construction d’un chemin de fer reliant Alice à Darwin, afin d’éviter les sites sacrés. Or, et c’est là qu’il y a un choc des civilisations entre les populations autochtones et celles colonisatrices du territoire, pour les aborigènes c’est le pays entier qui est sacré. L’homme est engendré du sein de la terre, espace sacré qui ne doit pas être profané, ni par une route, ni par une voie de chemin de fer et doit être seulement parcouru « d’un pas léger ». Toute terre qui n’est pas chantée est considérée comme une terre morte.
Combien de peuples peuvent se prévaloir de connaître aussi bien leur terre que les aborigènes d’Australie ? À ce titre, un des passages les plus émouvants est quand un vieil aborigène, Lympi, demande à Arkady de l’emmener en voiture à la Cycad Valley, « lieu de la plus haute importance pour son itinéraire chanté et où il ne s’était jamais rendu ». Le Rêve ou être totémique de Lympi est le dasyure, petit marsupial dont l’espèce a disparu. Alors qu’ils arrivent dans la vallée, le vieux se met à marmonner des choses à toute vitesse. Arkady comprend qu’il est sur son chemin et réduit la vitesse du véhicule à 5 km/h, la cadence d’un homme qui marche. « Instantanément Lympi accorda son rythme à celui de la nouvelle vitesse. Il souriait. Sa tête se balançait d’un côté et de l’autre. Le son devint une belle mélodie frémissante ; et l’on sut qu’il était le Dasyure ». 


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